Israël-Cisjordanie. «En une heure, des tireurs d’élite israéliens ont tué sept passants dans le camp de réfugiés de Jénine»

Jénine, juin 2024 (Crédit: Alex Levac)

Par Gideon Levy

Des monticules de gravats dans le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie; plus exactement à nouveau des monticules de gravats dans le camp de Jénine. Une odeur putride s’élève des eaux usées qui coulent dans les rues, des chemins de terre, des rues réduites à des fosses et des tas de pierres. Le camp de réfugiés avait été étonnamment réhabilité grâce à un don des Emirats arabes unis en 2002, à la suite de l’incursion des forces de défense israéliennes au printemps. Mais aujourd’hui, il n’y a pas une rue qui n’ait été défoncée par les bulldozers des Forces de défense israéliennes, pas une place publique qui n’ait été réduite à l’état de ruines, ainsi que de nombreux magasins qui ont été détruits.

Les FDI ont effectué de nombreux raids dans le camp et dans la ville où se trouve le camp ces derniers temps; chaque incursion laisse derrière elle des dizaines de morts et de blessés. Il semble que les soldats préféreraient être dans la bande de Gaza et qu’ils compensent en se comportant à Jénine comme si c’était là qu’ils se trouvaient. Dans le «Little Gaza», comme on appelle aujourd’hui le camp de réfugiés de Jénine, les images parlent d’elles-mêmes. Deux militants armés sur une mobylette nous croisent dans l’allée saccagée, le désespoir est palpable dans l’air.

Jénine a connu de nombreux jours difficiles ces derniers temps, mais le 21 mai les a tous surpassés. Au cours d’une heure, ce matin-là, des tireurs embusqués ont tué sept habitants de la ville, tous des passants innocents, alors que les rues étaient calmes et que les soldats n’avaient aucune raison d’ouvrir le feu. Ils ont tiré depuis les étages de deux bâtiments, appelés Rabia et A-Rein, juste à l’extérieur du camp. Parmi les morts figurent deux adolescents et le directeur du service de chirurgie de l’hôpital gouvernemental de Jénine, qui sortait juste de sa voiture sur le parking de l’hôpital.

Et comme si ce bain de sang ne suffisait pas, quelques heures plus tard, à la tombée de la nuit, des soldats ont fait irruption au domicile de Wafa, une activiste sociale de 51 ans qui n’avait jamais été arrêtée auparavant. Ils ont saccagé la maison et l’ont emmenée avec eux lorsqu’ils sont partis. Elle est restée ligotée dans leur jeep pendant environ quatre heures. Puis, alors que le véhicule commençait à se diriger vers leur base, il a explosé (apparemment après qu’un engin a été lancé sur lui), laissant la femme gravement blessée; ses deux jambes ont ensuite été amputées au-dessus du genou. Elle est hospitalisée dans un état grave à l’hôpital Ibn Sina de Jénine, ventilée et à peine réactive.

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Une journée à Jénine. Cette semaine, nous avons parcouru les rues de la ville et les ruelles du camp de réfugiés à la suite des événements du 21 mai.

Le Dr Osaid Jabareen vivait dans une belle maison en pierre dans le quartier d’al-Marah, avec sa femme, Haneen Jarrar, 41 ans, et leurs cinq enfants, âgés de 4 à 16 ans. Il a suivi des études de médecine à Leningrad, à l’époque où la ville russe portait encore ce nom, et a fait son internat à Amman, la capitale de la Jordanie. Le Dr Jabareen, âgé de 50 ans, était le directeur du service de chirurgie de l’hôpital gouvernemental Shaheed Dr Khalil Suleiman. Au fil des ans, il a opéré des milliers de personnes blessées par les FDI dans la ville et le camp. Son défunt père, Kamal, était professeur de géographie à l’université de Bir Zeit, près de Ramallah, et a également donné des conférences à Princeton et à Harvard. Son cousin est l’avocat Hassan Jabareen, directeur général d’Adalah, le centre juridique pour les droits des minorités arabes en Israël. Sa famille est originaire de la ville d’Umm al-Fahm, dans le nord d’Israël.

Le Dr Jabareen a été la première des victimes de Jénine le 21 mai. Peu après avoir déposé ses enfants à leurs écoles et jardins d’enfants respectifs, il est arrivé à l’hôpital. Il est sorti de sa voiture sur le parking et avait parcouru 16 mètres – mesurés par Abdulkarim Sadi, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem – lorsque soudain, sans avertissement préalable, il a essuyé des tirs. Une balle l’a frappé dans le dos, percutant sa moelle épinière, et l’a tué sur le coup.

Sur le balcon de l’appartement du médecin tué, qui surplombe la ville et son camp de réfugiés, son frère, l’avocat Qais Jabareen, qui réside en Jordanie, raconte que le logo du Croissant-Rouge était collé sur le pare-brise de la voiture, en plus d’un panneau indiquant «Médecin de garde». «Si j’avais été un tireur d’élite, j’aurais vu ces marques d’identification d’un médecin», déclare son frère, ajoutant qu’Aseed n’a jamais appartenu à aucune organisation politique et que son seul intérêt était son travail de chirurgien. Au fil des ans, il a refusé des offres de travail en Arabie saoudite et au Qatar. «Il s’était engagé à soigner les blessés de Jénine, qui n’avaient pas les moyens de payer et venaient à l’hôpital gouvernemental», explique Qais Jabareen.

Son frère le médecin a été transporté en urgence du parking à l’hôpital, mais les médecins n’ont pu que constater le décès de leur collègue. Son fils Kamal, un beau garçon de 5 ans qui porte le nom de son grand-père, arrive sous le porche avec un sourire timide. Il sait déjà ce qui est arrivé à son père.

L’enquête d’Abdulkarim Sadi a révélé que les rues étaient calmes à ce moment-là et que personne ne savait que des tireurs d’élite infiltrés avaient pris position sur deux toits de la ville, les utilisant comme plates-formes pour leur folie meurtrière. Après avoir enquêté sur les antécédents des sept personnes tuées au cours de la première heure, Abdulkarim Sadi conclut sans équivoque qu’il s’agissait de civils innocents abattus sans raison.

Quelques minutes après avoir abattu le médecin, les snipers ont tué Allam Jaradat, un enseignant de 48 ans qui se rendait à l’école où il enseignait; Amir Abu Amira, 21 ans, et son oncle, Moamar Abu Amira, 50 ans, qui tentaient tous deux de venir en aide à Jaradat; Mahmoud Hamadna, 15 ans, abattu à une centaine de mètres du lieu où le médecin a été tué, alors qu’il rentrait de l’école sur son vélo électrique (lorsque l’on a appris que des tireurs embusqués se trouvaient dans la ville, les cours ont été annulés et les élèves renvoyés chez eux). Un autre adolescent, Osama Hajeer, 16 ans, qui travaillait comme livreur; et – la dernière victime des tireurs embusqués au cours de la première heure – Bassem Turkman, un passant de 53 ans.

Selon Abdulkarim Sadi, les forces spéciales israéliennes n’avaient jamais tué avec un tel acharnement. A la fin de la journée, les FDI ont tué trois autres personnes, dont deux étaient en fait des individus recherchés. Au cours de la journée, une cinquantaine d’habitants de la ville ont été blessés, dont certains grièvement. L’un d’entre eux était Anton Zubeidi, qui appartient à la famille de combattants la plus connue du camp. Assis à l’entrée de l’hôpital Ibn Sina, en tenue noire, se trouve le père de famille, Jamal Zubeidi [voir l’article de Gideon Levy publié sur ce site le 9 décembre 2023], l’une des figures les plus étonnantes, les plus courageuses et les plus tragiques du camp de Jénine, qui a fait l’objet de nombreux articles dans ces colonnes au fil des ans.

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Depuis un an et demi, Jamal Zubeidi a enterré deux de ses fils: Hamudi, tué le 29 novembre 2023, et Naim, tué presque exactement un an plus tôt, le 1er décembre 2022. L’autre fils de Jamal, Yusuf, est en détention administrative – emprisonnement sans inculpation ni procès – et maintenant Anton, son fils aîné, est gravement blessé. Le cousin d’Anton, Zakaria Zubeidi, qui était comme un frère pour lui pendant son enfance, est la figure la plus célèbre de la famille, ayant été le chef des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa à Jénine pendant la deuxième Intifada. Au cours de cette même période, les deux frères de Zakaria et sa mère ont été tués.

Au début, on a craint pour la vie d’Anton, car il avait perdu beaucoup de sang. Aujourd’hui, il se rétablit dans la chambre 208 de l’hôpital Ibn Sina, toujours incapable de se tenir sur ses jambes.

Anton, 38 ans, se rendait à pied du camp à son travail de vitrier automobile dans la zone industrielle de la ville. Il venait de passer devant la morgue dans l’aile est de l’hôpital lorsqu’il a entendu le coup de feu qui a tué le Dr Jabareen. Effrayé, il est revenu rapidement sur ses pas pour refaire le court chemin vers le camp.

Il était 7h50. Une balle a frappé sa jambe droite, des éclats d’obus ont pénétré dans son dos. Tombé au sol, il se mit à ramper à la recherche d’un abri. Il finit par se cacher derrière un arbre et attendit environ 20 minutes, blessé et n’osant pas bouger.

Pendant ce temps, Anton a également appelé son père, qui a immédiatement fait venir une ambulance du Croissant-Rouge. «Nous sommes en route», ont-ils dit à Jamal. Mais les tirs se poursuivent et l’ambulance n’arrive que 20 minutes après qu’Anton a été abattu. Il saignait abondamment et, selon Jamal, l’ambulance a été la cible de tirs alors même que son fils se trouvait dans le véhicule. Le chauffeur a réussi à atteindre l’hôpital gouvernemental voisin, mais en raison de la gravité de la blessure d’Anton, celui-ci a été transféré à l’hôpital Ibn Sina, plus moderne et mieux équipé.

Il s’agit en fait d’une institution impeccable et impressionnante. Lors de notre visite cette semaine, nous avons été accueillis dans un bureau moderne et élégant, où l’on nous a présenté une vue d’ensemble de l’hôpital avant de nous conduire à la chambre 208. Anton et sa femme, Asma, ont trois enfants, et un quatrième est en route. Ce n’est pas la première fois qu’il est blessé et il a déjà subi plusieurs opérations ici. Il a perdu un lobe d’un poumon après avoir été touché par un drone de l’armée. A l’âge de 14 ans, il se trouvait dans une voiture dans le camp lorsque des soldats ont ouvert le feu sur le véhicule, tuant le conducteur sous les yeux d’Anton. D’autre part, il est le seul membre de la famille à n’avoir jamais été arrêté, si ce n’est très brièvement en décembre dernier. Son père craignait qu’il ne prenne pas ses médicaments en prison, mais heureusement, Anton a été libéré au bout de trois jours sans avoir été inculpé.

La fille et le frère de Wafa, la militante sociale qui a été enlevée et dont les jambes ont dû être amputées, entrent dans la chambre d’Anton (ils ont demandé à ne pas être identifiés par leur nom). Ils nous montrent des photos de la destruction causée par les soldats lors de la perquisition de leur maison. Wafa est toujours hospitalisée dans l’unité de soins intensifs d’Ibn Sina. Sa famille n’a reçu aucune information sur les circonstances dans lesquelles elle a été blessée, et il n’y a pas eu de témoins. Dans un premier temps, il a été décidé de la laisser en détention administrative, mais après neuf jours d’hospitalisation à l’hôpital Haemek d’Afula, où ses jambes ont été amputées, elle a été transférée à l’hôpital de Jénine. Sa famille affirme qu’on lui a d’abord dit que son état était moins grave qu’il ne l’était en réalité.

Ils ajoutent que les soldats qui sont venus à la maison pour emmener Wafa se sont comportés de manière brutale et qu’il n’y avait pas une seule femme soldat parmi eux, comme il est d’usage lorsqu’une femme arabe est arrêtée, même par les FDI. Son mari, Abd el-Jaber, est incarcéré sans procès depuis plusieurs mois, et sa détention administrative a récemment été prolongée de quatre mois.

Outre la double amputation, Wafa souffre de lésions internes. Sa famille n’est pas certaine de son état mental et ne sait pas si elle est consciente d’avoir perdu ses deux jambes. «S’il s’agissait d’un engin explosif, comment se fait-il qu’elle seule ait été blessée et pas un seul soldat?»

Jamal Zubeidi quitte la chambre de son fils à l’hôpital en s’aidant de son lourd déambulateur et nous nous rendons chez lui, dans le camp. Les vues depuis la route sont sinistres et un silence oppressant se fait sentir dans la voiture. C’est également Jamal qui nous avait fait traverser le camp de réfugiés lorsqu’il a été détruit par les FDI il y a 22 ans.

Le porte-parole des FDI a répondu à une demande de commentaire: «Au cours d’une opération de lutte contre le terrorisme à Jénine, qui a duré environ 40 heures, les forces de défense ont échangé des tirs avec des terroristes armés, dont des dizaines ont été touchés. Au cours de l’opération, les forces de l’armée ont identifié un grand nombre d’assaillants armés qui se cachaient dans des zones civiles, comme l’hôpital gouvernemental de Jénine. Les circonstances dans lesquelles des civils non impliqués ont été touchés font l’objet d’une enquête [selon la formulation rituelle – réd].» (Article publié par Haaretz le 14 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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